“Pour s’épauler, il faut se rassembler”

Entrevue avec Marc-André Mongrain
Crédit photo: Sylviane Robini

Le média culturel numérique Sors-tu.ca fête cette année ses 15 ans.
Oui, oui, 15 ans déjà!

Avec Le Carnet du manager, nous avons envie de créer des conversations, d’échanger sur ce qui bouille dans l’industrie, dans un climat bienveillant. Cette mission prend tout son sens lorsqu’on parle avec des professionnels aussi passionnés que Marc-André Mongrain, fondateur de Sors-tu.ca. Depuis maintenant plus de 5 475 jours, il investit ses énergies à faire rayonner un pan culturel précieux, souvent québécois et (très souvent) délaissé des médias traditionnels.

J’ai commencé à titre de journaliste culturel, à Ottawa, il y a 20 ans. Pour payer mes études, j’étais disquaire et j’écrivais des chroniques d’albums contre des CD gratuits. J’ai écrit pour le journal étudiant de l’université, pour un hebdo régional et, éventuellement, ces articles-là m’ont permis d’avoir un emploi pour le journal Voir à Ottawa”, mentionne l’entrepreneur. Une nouvelle opportunité se présente à lui : créer un blog pour un site de revente de billets de spectacles. Les artistes sont (évidemment!) peu enclins à accepter les demandes d’entrevue de ce revendeur de billets… et le projet de blog tombera à l’eau. Marc-André Mongrain et le programmeur du blog décident de reprendre le concept et de faire vivre ce qui deviendra Sors-tu.ca. 

Lancer un blog

À l’époque, l’idée de lancer une plateforme culturelle numérique est un peu de la science-fiction, alors que de grands médias comme le journal Voir ou VICE bénéficient d’un enviable rayonnement. “Des gens ont commencé à m’écrire pour collaborer dans mon blog. À ce moment, je n’ai jamais pensé que ce serait un gagne-pain!”, lance Marc-André Mongrain. Nous sommes en 2013. “Après deux ou trois ans d’existence, j’ai commencé à rencontrer des gens qui m’ont guidé afin que je puisse afficher de la publicité sur le site. Si tu avais un bon trafic sur le site, tu pouvais avoir un revenu publicitaire adéquat.” Quelques mois plus tard, il se lance à temps plein sur le projet. 

Au fil du temps, entouré de quatre autres partenaires, Marc-André Mongrain se joint à la fondation de la coopérative Culture Cible. Autour de la table se regroupent les médias Atuvu, Baron Mag, Le Canal Auditif et Bible urbaine. C’est le meilleur des deux mondes : les équipes éditoriales continuent de fonctionner séparément et les entrepreneurs y voient une opportunité de générer des revenus publicitaires conséquents. “On a une responsable des ventes, Michelle Mayer, qui va chercher environ 95 % de nos revenus publicitaires”, dit-il. La coopérative développe également un service de rédaction et de rédaction de contenu pour d’autres organisations – notamment des entreprises d’économie sociale – afin de cumuler de nouvelles sources de revenus. “On a développé la “Coop de contenu” parce qu’on a réalisé que des gens autour de nous avaient des besoins en rédaction, en balado, en photo, etc. On a décidé de s’organiser en quelque sorte comme une agence de contenu.” Et les résultats sont là, le média connaît de beaux jours.

Ce qu’on peut (ou pas) dire

Sors-tu.ca ne s’en cache pas : le média offre une rédaction “de style journalistique” plutôt à gauche, arborant un ton parfois irrévérencieux, mais gardant en tête cet esprit de découvrabilité des projets artistiques. Cela dit, le média actuel évolue dans un univers où les sensibilités entourant le milieu artistique sont nombreuses. “On sait qu’il faut porter une attention particulière à ce climat social. On n’a pas les ressources pour se défendre si on se met le pied dans la bouche!”, lance Marc-André Mongrain. À l’aube de la période estivale, des festivals dévoilent leur programmation et certains noms font parfois réagir. “Le sujet des artistes “canceled” est assez brûlant. On essaie d’aller fouiller le sujet, faire notre part pour nous permettre d’évoluer. En tant que média, on aimerait lever le couvert et contribuer à la discussion. On ne veut pas être “social justice warrior” ou nuire aux artistes “canceled”, mais on veut ouvrir la discussion”, répond le journaliste. “On a des lecteurs qui sont pas fâchés qu’un artiste condamné pour agression sexuelle soit “booké” sur un festival. Peut-être que l’artiste est rétabli, peut-être qu’il a entrepris un cheminement. Le problème est qu’on ne voit rien de tout ça. C’est peut-être notre rôle, du mieux qu’on peut, de susciter cette discussion.

Le manque d’ouverture des personnalités publiques sur leur rétablissement est ce qui le rend perplexe quant à leur sincérité. Il souligne l’histoire d’un rétablissement à succès : Souldia. L’artiste a payé le prix, s’est repris en mains et s’implique dans la société. Pour l’entrepreneur, que le public puisse suivre ce cheminement devrait être normal… pour revenir, mieux.  “Je parle surtout des artistes pour qui il n’y a pas eu de transparence sur leur cheminement. Comment devrait-on rétablir la confiance envers ces artistes si les règles ne sont pas clairement définies? Il y a un malaise dans l’absence de conversation autour de ça.” L’entrepreneur souhaite ouvrir le dialogue, en nuances, et apporter – à sa manière – quelque chose de constructif à cette réflexion de société. “Si on veut une vraie réhabilitation, il faut qu’un artiste qui a fait quelque chose de grave puisse s’exprimer sur ce qu’il entend faire pour changer. J’y reviens, mais c’est l’absence de transparence le problème.”, conclut-il.

Gérer la vague

L’entrepreneur est catégorique : il n’y a jamais eu autant de productions culturelles et aussi peu de médias pour les couvrir. “Pour Sors-tu.ca, on reçoit de 100 à 150 communiqués de presse par jour. On a les ressources pour traiter environ 10 % de ce qu’on reçoit”, mentionne-t-il. La bonne nouvelle, cela dit : les médias culturels ne sont pas considérés comme des médias d’actualité. Par conséquent, leurs contenus ne sont pas bloqués sur les plateformes appartenant au géant américain Meta. Son enjeu demeure : la survie des médias culturels passera par l’appui de nos titulaires de charges publiques. “On est toujours en train de faire valoir notre point auprès du gouvernement et travailler à construire des programmes qui risquent de passer par la SODEC. L’une des manières qui nous permet de freiner cette chute des revenus est de convaincre le gouvernement que l’argent qui est utilisé en promotion devrait l’être dans les médias d’ici et non les plateformes de Meta.

La coopérative développe d’ailleurs “Data Coop”, un projet mené par l’entrepreneur culturel Arnaud Nobile (Atuvu.ca), afin de permettre aux marques de cibler une clientèle locale avec précision. “Si tu veux faire une campagne publicitaire ciblée sur une clientèle en particulier, ton réflexe serait d’aller sur Facebook et donner tes fonds à une entreprise américaine. De notre côté, on a créé Data Coop pour mutualiser les données de plus d’une centaine d’organismes culturels pour cibler le public que tu souhaites atteindre”, conclut Marc-André Mongrain.

Sur la photo (de gauche à droite): Leonardo Calcagno, Éric Dumais, Marc-André Mongrain, Arnaud Nobile et Louis-Philippe Labrèche

Un média “taste maker”

Marc-André Mongrain a réagi sur les médias sociaux après la parution de notre entrevue avec la relationniste de presse Marie-Pier Létourneau. Elle nous disait : 

“Je parle d’un média “taste maker”, qui a une forte identité, auquel les gens s’attachent, il n’y en a pas. Je comprends que ça coûte cher, mais les gens qui consommaient le Voir ou le Nightlife ne se sont pas nécessairement tournés vers La Presse. L’offre éditoriale n’est pas la même.”

Ce commentaire l’a fait bondir et il a répliqué sur son compte Facebook que plusieurs médias culturels étaient bien vivants et se battaient tous les jours pour créer du contenu qui touche le public. “Je comprends la nécessité d’avoir ce type de médias. Je ne me suis pas réjoui quand le Voir ou VICE sont tombés. Je suis convaincu que nous devrions avoir trois fois plus de médias dans le paysage médiatique!”, dit-il. Devant les réactions de plusieurs professionnels de l’industrie, l’entrepreneur a fait le choix de retirer sa publication. “Ce qui m’agace c’est qu’on déplore la disparition du journal Voir, mais il se fait des choses! Nos médias existent et font un travail – avec peu de moyens – équivalent à ce que font d’autres médias.

Il souligne que son commentaire n’avait rien à voir avec Marie-Pier Létourneau avec qui il collabore chaque semaine et pour qui il a beaucoup de respect et d’admiration. De notre côté, autant de la part de la relationniste que du journaliste, on avait plutôt senti beaucoup d’affection pour leur métier dans leur commentaire respectif. “Je suis content que tu le voies comme ça, parce que j’ai reçu des messages plus violents”, souligne Mongrain.  “C’est un peu comme si on s’ennuyait des CD, mais la réalité n’est plus là. La couverture médiatique culturelle se passe en ce moment auprès d’entités comme nous : petites, débrouillardes, modestes, mais faites exprès pour le numérique. Nous sommes à quelques ressources près de pouvoir faire un travail adéquat”, conclut-il.

Laisser une trace numérique

Pour Marc-André Mongrain, un média comme le journal Voir a fait son temps, mais l’essentiel est d’en préserver ses archives. “Le média theatre.quebec a annoncé qu’il cessait ses activités et j’ai contacté le propriétaire afin qu’on récupère ses archives s’il n’avait pas l’intention de laisser en ligne son contenu. On est responsables des traces numériques qu’on laisse à notre culture”, dit-il. “Surtout avec ce qui se passe aux États-Unis, il faut qu’on se réapproprie beaucoup de choses, pour notre culture.

Le mot-clé : la découvrabilité. Des artistes, des contenus, des talents d’ici. Selon le rédacteur en chef, cette préservation passe par des médias qui parlent à des communautés. “Personne ne va se laisser convaincre par un algorithme. Surtout pas en culture”, rappelle-t-il. Son inquiétude demeure vive quant à la survie de la culture d’ici… et la santé mentale de celles et ceux qui la couvrent. “C’est une inquiétude parce qu’on se vante de faire beaucoup avec des moyens modestes, mais au prix de notre santé mentale. Ça met une pression sur les ressources humaines. C’est la même réalité que bien des artistes : t’as pas de ressources et tu te sens tellement isolé. Au sein de Culture Cible, on est tous déjà passés sur le bord d’un burn-out”, dit-il. L’entrepreneur invite le plus grand nombre de personnes à se réunir au sein d’associations ou de lieux où ils se sentiront bien, ensemble. “Pour s’épauler, il faut se rassembler.” Espérons que Sors-tu.ca saura rassembler encore très longtemps.

Pour découvrir Sors-tu.ca, c’est par ici

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