En entrevue avec Michaël Grégoire
Il y a de ces conversations qui nous rappellent l’essence de ce qu’est Le Carnet du manager, sa raison d’être. C’est pour des échanges vrais, authentiques et aussi justes que possible que l’on travaille, chaque jour, à continuer d’évoluer. Une évolution organique, humaine et non sans défi, à l’image du parcours d’Emmanuelle Girard, gérante d’artistes et présidente de l’agence Comme c’est beau, qui a accepté de passer 60 minutes avec moi.
Issue du monde sportif, alors qu’elle a d’abord vécu une carrière d’athlète, Emmanuelle Girard conserve chaque jour l’envie de se dépasser. Après un début de parcours professionnel au sein de grandes organisations telles les Canadiens de Montréal ou l’agence de publicité Cossette, c’est à son compte et dans la gérance d’artistes qu’elle choisit de se lancer. “Faire le saut s’est fait très naturellement parce que je travaillais déjà avec Beyries depuis 2015 et Alexandra ensuite. Ça s’est comme imposé pour moi, naturellement”, dit-elle. Faire son entrée dans l’industrie du show-business n’est pas nécessairement ce qui était dans ses plans, mais Emmanuelle fonctionne au coup de cœur. “Quand tu es un athlète, tu es beaucoup dans l’action et la réaction. Il y a toujours un plan de match, mais tu dois être agile et t’ajuster en fonction du jeu de ton adversaire. Aujourd’hui, tout le monde navigue un peu dans l’inconnu quand on pense à l’avenir de la musique, tout change très vite. Je pense notamment à la perception des gens par rapport à la musique qui est devenue “gratuite” dans l’esprit collectif”, ajoute celle qui travaille actuellement à bonifier son offre de services aux artistes avec une associée. Un projet dont on entendra parler bientôt. “Je pense qu’il faut être assez agile pour naviguer dans cette industrie. Il y a plusieurs partenaires avec qui négocier. C’est une industrie d’humains et d’émotions. Étant donné le caractère très humain de la business, ça amène un niveau de complexité supérieur”, lance-t-elle. La table était mise pour une discussion franche et sans détour.
Choisir les arts
Emmanuelle Girard se décrit comme ayant une capacité à repérer le talent des autres. “Je pense que j’aurais été une bonne recruteuse dans le sport! (rires) Après, j’ai eu un énorme coup de cœur pour des artistes et je pense que c’est la passion qui a guidé la raison. C’est le cœur qui a décidé!”, mentionne-t-elle, son iPhone à la main, alors qu’elle m’accorde une entrevue virtuelle avant de se rendre à son prochain rendez-vous. Dans la mesure où son plan de carrière n’était pas tracé, est-ce qu’on peut dire que c’est pratiquement le métier qui l’a choisie? “On ne fait pas ce métier-là pour s’en mettre plein les poches. Si c’est ce que tu penses, fais autre chose! On veut que l’artiste ait le plus grand rayonnement, la plus grande visibilité et une carrière qui le rend heureux. C’est donc un métier complexe dans une industrie complexe”, dit-elle. “Je n’ai pas choisi cette industrie. Je suis devenue “manager” parce que j’avais la profonde conviction que ces artistes avaient quelque chose à dire et à offrir. C’est comme ça que tout a commencé”. C’est intéressant parce que de nombreux professionnels que je croise dans ce milieu me racontent essentiellement la même histoire : celle d’un coup de cœur et d’une inébranlable volonté d’amener plus loin le talent des autres. Cela dit, pour elle, gérer des athlètes aurait sans doute été la voie facile. “Pour être franche avec toi, au stade où je suis rendu, je ne suis pas fermée à gérer des athlètes! Mais au moment où je me suis lancée, ce n’était pas ce qui me faisait tripper. C’est la vie qui m’a amenée sur ce chemin-là”, dit-elle. Et Emmanuelle Girard a sans doute eu raison de faire confiance à ce destin. “Je présume qu’on a tous ce souhait profond et sincère de faire rayonner les talents. Je crois profondément au pouvoir de l’art sur le bien-être humain. L’art génère des profits et, de ça, on en parle peu. L’art a une portée économique et humaine qui n’a pas de frontière”, conclut la professionnelle. En effet, lorsqu’on pense à une carrière, la tentation est forte de la définir en termes de chiffres, de billets vendus et de palmarès. Mais est-ce vraiment ça, la finalité de l’art?
Sortir des sentiers battus ne semble pas non plus effrayer Emmanuelle Girard, qui a choisi de prendre la carrière d’une pianiste en pleine ascension, Alexandra Stréliski, mais dans un créneau musical qui ne tournera pas à la radio ou qui ne figurera pas dans le TOP 100. La détentrice d’un baccalauréat en relations publiques de l’UQAM n’a jamais vu cela comme un frein. Au contraire. “Je n’ai jamais pensé à ça, pas du tout. Je pense que si ça rejoint l’âme des gens, ça doit faire son chemin. Bien sûr que je souhaite un succès commercial et je vais tout faire en mon pouvoir pour que ça marche. Ensuite, c’est la musique qui fait son chemin et ce sont les gens qui décident”, dit-elle. “Mon job est d’ouvrir des portes et de m’assurer que tout le monde travaille en ce sens. Après, quand la musique est sortie dans l’univers, ce n’est plus à moi”, dit-elle, alors qu’Alexandra Stréliski parcourt les quatre coins de la planète pour y offrir des concerts à guichets fermés. Cette dernière possède une équipe au Québec, en France, aux États-Unis et jusqu’en Allemagne pour la représenter, veiller et à son rayonnement commercial. “J’ai toujours vu ce métier dans une perspective globale. Jamais je ne me suis arrêtée dans un marché local, même dans l’industrie. Il te faut ensuite des équipes partout pour faire rayonner la musique et élargir le bassin, toujours en respectant les valeurs et les souhaits de l’artiste”, mentionne Emmanuelle Girard.
Le rôle du manager : Accompagner l’artiste
Elle semble révolue, cette époque à la “Céline”, où le manager était le grand manitou de ce qui se dessine pour le futur de sa protégée. Emmanuelle Girard, au micro d’un podcast animé par le gérant d’artistes Mario Lefebvre, en parlait. “Je travaille avec un artiste, on fait des plans ensemble et j’essaie d’aller ouvrir des portes. Avec mon instinct, mon flair et mes contacts. À mon avis, il y a toujours une manière de se rendre quelque part. Cela dit, je ne prends aucune décision sans avoir consulté l’artiste. C’est son projet, après tout. La musique, c’est à l’artiste. Moi, je l’accompagne dans ça”, dit-elle, soulignant le marché mondial auquel l’artiste est confronté quotidiennement. “C’est extrêmement difficile pour un artiste d’exister dans le monde actuel. Tout est global avec l’ère des réseaux sociaux et il y a du monde à la messe! Ça nécessite une part de travail intense et continue”.
Pour Emmanuelle Girard, l’un de ses rôles fondamentaux est d’entourer l’artiste des meilleurs professionnels pour l’évolution de son projet. À l’ère de l’autoproduction où l’artiste peut chercher à tout faire lui-même, il n’en demeure pas moins que la croissance à l’international dans cet état d’esprit n’est pas soutenable. “Peu importe quel est ton modèle, à un moment donné, ça devient impossible de tout faire tout seul. Si tu veux absolument le faire, c’est bien correct, mais tu vas passer moins de temps à faire autre chose ou à créer”, mentionne la gérante. “Tu peux t’auto-produire, mais si tu veux faire carrière au UK, tu vas avoir besoin de monde! Physiquement, c’est impossible de faire cela tout seul”, ajoute-t-elle. “Ce que je crois est qu’il n’y a pas de modèle! Pour moi, tout est une question de choix de l’artiste, d’abord et avant tout”. Force est de constater que ces choix semblent les bons puisque 2023 était l’année d’Alexandra Stréliski à l’ADISQ et que 2024 risque de l’être tout autant (NDLR: Alexandra Stréliski a effectivement remporté deux Félix le 3 novembre 2024). Nous n’avons qu’à penser à ce coup de maître sur les plaines d’Abraham, dans le cadre du Festival d’été de Québec. Nous y reviendrons. Et dans cet univers où tout va vite, comment la gérante travaille-t-elle à contenir l’artiste ou à lui indiquer que le travail doit se faire par étape? “Mes artistes ne sont pas dans l’urgence comme ça! Ils ne sont pas dans le “let’s go, faut que ça sorte vite!”. Je ne travaille pas avec ce type d’artistes”, dit-elle.
Être sur le terrain
Mario Lefebvre le disait, dans son podcast où il la recevait : le fait d’avoir des équipes à l’international permet au projet de faire parler de lui 365 jours par année sur leur territoire. Pour Emmanuelle Girard, la présence physique avec l’artiste, à l’étranger, est primordiale. “Être sur le terrain, surtout dans le développement international, c’est important. Il faut que tu sois là pour comprendre la culture, les opportunités, l’industrie là-bas, etc. Ensuite, comment on fait ça de manière concrète? Il faut être présent et rencontrer des gens “en vrai”, dit-elle, alors qu’elle souligne à quel point cela peut prendre du temps, de l’analyse et de la stratégie. Il faut penser trois pas en avant, dans le futur. Mais encore faut-il que l’artiste le sache, le sente et fasse confiance à ce processus. “C’est difficile pour nous de justifier ce qu’on fait à un artiste. C’est tellement abstrait! Il y a beaucoup de confiance dans ça, c’est vrai”, alors qu’elle ouvre la porte qui la ramène à son bureau.
Parlons-en de ce métier abstrait, puisqu’elle m’ouvre la porte. “Je trouve ça parfois difficile de justifier mon travail. C’est un métier qui est difficile dans le rôle et dans les responsabilités qu’on a”, dit-elle. Cette impression est largement partagée dans les entrevues que j’ai la chance de faire avec d’autres professionnels du milieu. “Je vis beaucoup de solitude dans ce métier-là, malgré le fait qu’on voit toujours du monde”. Il me semble juste de dire que la santé mentale des entrepreneurs de l’industrie culturelle semble encore un sujet tabou ou si peu abordé. Voilà un autre métier de l’ombre qui aurait besoin d’un peu de bienveillance. “Je suis une athlète dans l’âme. Devant l’adversité ou un refus, je travaille plus fort. Ça aussi, ça ne se décrit pas sur un bout de papier. Le fait d’avoir une attitude comme ça dans une industrie comme celle-là, ça ne te fait pas toujours des amis, mais je ne vais pas lâcher le morceau”, ajoute l’entrepreneure. “Si je me vendais moi-même, ça fait longtemps que j’aurais abandonné! Mais la musique d’Alexandra, pour moi, est la plus belle chose au monde. J’en parle tous les jours avec passion et dévouement”. Il y a quelque chose qui ne s’explique pas (ou très difficilement!) dans la passion, le respect et l’affection qu’un gérant porte pour ses projets et ses artistes.
Son artiste
Quand je lui parle de cette pianiste en pleine ascension, sur le plan mondial autant qu’au Québec, ses yeux s’illuminent. Je sens qu’Emmanuelle pourrait me parler de ses passions pendant des heures. “Alexandra joue du piano depuis qu’elle a 4 ans. Elle joue ses propres compositions, elle a sa couleur et sa manière de gérer les répétitions et la création. Elle est extrêmement travaillante et rigoureuse. Elle est excellente en communication, elle est sympathique, touchante, sensible. Elle a d’énormes qualités”, dit-elle. L’artiste confiait récemment à Urbania qu’elle n’avait pas l’habitude de se préparer avant un spectacle et qu’elle vivait dans le déni jusqu’à la dernière minute. Pourtant, son horaire de première ministre ne lui donne pas le choix de tout organiser, tout planifier et réfléchir à chaque déplacement avec son équipe. “Alexandra en est maintenant à son 100e spectacle sur cette tournée. Elle habite sur deux continents, elle gère son itinéraire sur les tournées. C’est quelque chose qu’elle aime faire”, mentionne son agente. “Au Festival d’été de Québec, elle a dirigé elle-même l’orchestre! Elle a tous les talents”, conclut Emmanuelle Girard, mentionnant qu’en 2017, l’année de leur rencontre, sa plus grande crainte était de monter sur scène.
Fixer ses limites
Ouf, la question qui tue! Le producteur Vincent Beaulieu a été catégorique : son bureau est ouvert de 9h à 17h et le reste est consacré à sa famille. La gérante et attachée de presse Joëlle Proulx avoue qu’il lui reste encore bien du travail à faire pour ériger un mur entre sa vie personnelle et professionnelle. Qu’en est-il d’Emmanuelle Girard? “Je suis un seul humain et je fais de mon mieux! À un moment donné, il faut être réaliste. J’ai mes forces et mes faiblesses, comme tout le monde. Des limites, il faut en mettre”, débute-t-elle. “Comme c’est un métier qui n’est pas clair, qui manque de balises et que tout le monde fait à sa manière. C’est à moi de bâtir un modèle en accord avec ton artiste pour s’assurer que tout est clair entre nous. Je n’ai pas envie d’avoir une équipe de quinze sous-gérants. Ce modèle-là ne m’intéresse pas”, alors qu’elle me montre une récente photo de sa protégée au Festival d’été de Québec qui trône tout nouvellement dans son bureau. “On a des contrats avec des tâches très claires à l’intérieur, mais entre toi et moi, c’est beaucoup plus large que ça. Je pense qu’il faut être le plus transparent possible quant aux attentes. Peut-être que tenter de les répéter le plus souvent possible peut éviter les malentendus”, dit-elle.
Est-ce que le gérant est condamné, par définition, à faire passer sa vie en deuxième, au profit de ses artistes? “Je pense que c’est un peu ce qui m’est arrivé dans les dernières années : m’oublier. Je pense que je suis rendue là, penser à ma vie personnelle. Je fais “shiner” le talent des autres, mais je ne veux pas passer à côté de ma vie personnelle”, dit-elle, soulignant qu’elle tente tout de même de redresser la situation. “Je me suis acheté un chalet dans mon village natal, à huit minutes de chez mes parents. Je veux passer le plus de temps possible avec eux. C’est mon projet du moment. Je veux mettre ce qui est essentiel pour moi au centre de ma vie”.
Et l’industrie dans tout ça? Son regard est-il différent de celui qu’elle avait lorsqu’elle s’est lancée en affaires, le cœur et la tête pleins d’idées pour l’avenir? “Entre professionnels, je pense qu’il faut s’encourager et se donner un peu de crédit! Parfois, ça manque de bienveillance dans une industrie hyper difficile. À quand un regroupement pour les managers? Ça existe en France! Est-ce qu’on peut -au moins- éviter de se taper sur la tête, les uns les autres?”, ajoute la présidente de Comme c’est beau. Parce qu’il y beaucoup “d’humain” dans ce métier. Trop, peut-être? Par exemple, le fait de laisser partir un artiste qui souhaite voler de ses propres ailes doit-il représenter une formule de déchirure ou de divorce? “Si un artiste veut partir, il peut. Ça fait mal, ça fait de la peine, mais ça fait partie de la business. Il faut que tout le monde comprenne ses responsabilités. Laisser partir un artiste, c’est la vie ça. Ce sont des deuils et c’est comme ça. Jamais je ne vais retenir un artiste”, dit-elle. Sa franchise me touche et me fait réfléchir à mon propre rapport avec ces deuils professionnels. “Quelque part, il faut que tu te détaches. Avec le temps, tu es présent différemment. Tu es moins dans l’émotion, mais plus dans le devoir et la responsabilité”, conclut l’entrepreneure.
Le plus grand spectacle d’une carrière
Il n’y a pas de doute, le spectacle qu’a offert Alexandra Stréliski au Festival d’été de Québec était historique. D’abord parce que c’était la première fois où l’on produisait un spectacle instrumental sur la grande scène, mais aussi parce que cette soirée a attiré plus de 100 000 personnes sur les Plaines d’Abraham. “Je viens de Québec, je savais à quoi m’attendre et je comprends la place que ça prend dans la ville! J’étais en confiance, La Maison Fauve, notre producteur de spectacles, est un partenaire super”, dit-elle, soulignant qu’elle ressent encore des frissons de ce moment grandiose. “On a évoqué en équipe l’idée qu’Alexandra soit la première artiste de musique instrumentale à monter sur scène. De mon point de vue, je n’avais aucun doute que le public se présenterait. On était dans un bon état d’esprit”, dit-elle. Et ces derniers instants où elles se retrouvent, juste avant le concert? “Alexandra était dans un état second. Sarahmée est arrivée, Loud était là. On a marché ensemble jusqu’à la grande scène avec Justin West (gérant du label) et Catherine Simard (La Maison Fauve) et là, on a vraiment eu un choc. C’était du pur amour!”, dit-elle. Juste à écrire ces lignes, les frissons se transmettent. “Je lui ai juste dit “Go have fun!”. Ces gens-là se sont déplacés pour venir te voir, va t’amuser!”, alors qu’elle a assisté au spectacle en direct des coulisses avec Justin West. Voir cette artiste radieuse, tellement heureuse d’être là, faire du body surfing en plein spectacle, c’était définitivement un coup de génie! Le lendemain, les deux comparses prenaient l’avion à 6 h du matin pour le prochain concert prévu en France. “J’avais le smile dans la face, tout le long!”
Emmanuelle Girard m’a ouvert la porte pour une entrevue sentie, sans détour et simplement transparente sur son métier. Si l’avenir professionnel d’Alexandra Stréliski se dessine à merveille, notamment grâce à son apport, on lui souhaite de trouver cet équilibre qui nous rappelle ce que devrait être cette industrie : centrée sur la passion et sur l’humain.