Le 27 octobre 2023, une nouvelle version de l’album 1989 de la chanteuse Taylor Swift est commercialisée. On y retrouve ses succès qui ont fait le tour de la planète ainsi que cinq chansons inédites. Ce choix a-t-il été fait par nostalgie? Pas du tout. Le fait de réenregistrer son disque est surtout un moyen pour l’artiste de récupérer ses droits sur la bande maîtresse (dits « master ») qui appartenaient à son gérant de l’époque, Scooter Braun.
L’histoire est longue et complexe, mais tentons d’en comprendre ici les grandes lignes. Nous sommes en 2019 lorsque la maison de disques dans laquelle évolue Taylor Swift est vendue au gérant, éditeur et producteur Scooter Braun. Peu de temps après, ce dernier vendra Big Machine Records à un fonds d’investissement étranger. Ainsi, la chanteuse s’est retrouvée dans l’incapacité de racheter six de ses albums, une situation qu’elle a vivement dénoncé sur les médias sociaux. Plus tard, l’artiste signe avec Republic Records et, en marge de la sortie de son album Lover, annonce qu’elle réenregistrera tous ses albums « perdus ». Rappelons que la réédition de l’album 1989 a mené à l’album le plus vendu de l’année 2023. Un record atteint en seulement cinq jours et qui détrône… son propre record. Ces nouveaux enregistrements sont-ils différents de la première version de l’album de la chanteuse? La différence ne s’entend pratiquement pas, mais à chaque titre est ajoutée la mention « Taylor’s Version » afin de différencier la nouvelle œuvre de l’ancienne. Dans cet article, nous lirons les différents points de vue et conseils de professionnels de l’industrie, au Québec.
Qu’est-ce qu’une bande maîtresse?
La SPACQ explique que « la bande maîtresse est l’objet de propriété intellectuelle qui représente la manifestation de l’activité créatrice qui consiste à mettre en œuvre pour une entité de production les moyens artistiques visant à permettre la première fixation de l’interprétation d’une œuvre musicale sur une bande maîtresse ». En français, comme le mentionne l’article d’Urbania, la bande maîtresse est l’enregistrement original d’une chanson. C’est à partir de cet enregistrement que toutes les copies sont faites et que, chaque fois que l’œuvre est jouée ou utilisée quelque part, le propriétaire (dit « producteur ») de cette bande maîtresse est payé. Au Québec, la gestion collective des droits des producteurs d’enregistrements sonores et de vidéoclips, donc des bandes maîtresses, est effectuée par la SOPROQ.
En d’autres termes, Taylor Swift a signé un contrat de disques de quinze ans avec Big Machine Records où les masters seraient la propriété de l’entreprise pour les six premiers albums de la chanteuse en échange d’une avance monétaire. Entre vous et nous, quinze ans, c’est long!
Peut-on réenregistrer ses albums?
Taylor Swift fait donc un choix d’affaires en investissant dans le réenregistrement de ses albums, mais est-ce que ce choix peut être essentiellement fait par n’importe quel artiste, même au Québec?
Ali Mafi, président de Forthright Music, une agence basée à Montréal, mentionne qu’il est tout à fait possible pour un artiste d’enregistrer une nouvelle version d’une pièce qu’il a composée et qui est déjà parue sur disque. Il faut toutefois prendre ceci en considération : « Le risque d’attribuer incorrectement les droits persiste. Les sociétés de gestion collective reçoivent des données de diffusion de la part des diffuseurs, mais il est légitime de se demander si tous les diffuseurs documentent toujours de manière exhaustive les métadonnées entourant l’extrait. Avec des producteurs différents pour ces deux versions, il devient indispensable que les diffuseurs fournissent des données de qualité aux sociétés de gestion collective, sans quoi il est difficile de garantir la bonne réclamation et la bonne rémunération du bon enregistrement sonore », mentionne-t-il, soutenant que ce travail de documentation ne sera pas toujours fait et, donc, ne sera pas toujours au bénéfice de la 2e édition d’une œuvre. On comprend donc que ce procédé n’est pas une science exacte dans la mesure où toutes les radios ne rapporteront pas de données claires sur la version qu’elles utilisent. « Imaginons que les radios ne rapportent que « Taylor Swift-Blank Space » sans en préciser la version. Comment réagir dans ce cas, étant donné que les sociétés de gestion n’ont pas vraiment la possibilité de se retourner vers les radios et demander spécifiquement la version diffusée? Cela devient une tâche difficile, impliquant une estimation avec l’espoir d’avoir pris la bonne décision. Cependant, il n’y a aucune garantie d’un appariement précis », explique Ali Mafi. Celui-ci note toutefois les initiatives comme celles de l’organisme Metamusique qui cherchent à sensibiliser les créateurs et les producteurs à l’importance de documenter parfaitement les œuvres et, ainsi, en améliorer la découvrabilité (et les redevances!) sur les plateformes en ligne.
Martin Véronneau, président chez Local9 – promotion radio et cofondateur du label Maison Kanda, souligne que les producteurs québécois devraient peut-être s’inquiéter de voir des artistes joindre le mouvement et réenregistrer leurs œuvres. « C’est vrai que les producteurs devraient sans doute s’inquiéter un peu. Dans le cas de Maison Kanda, on a décidé, mes associés et moi, dès notre première conversation d’ailleurs, qu’on voulait faire les choses différemment en nous assurant que les artistes récupèrent leurs bandes maîtresses rapidement. Si les artistes récupèrent des droits, ils n’auront aucun intérêt à réenregistrer quoi que ce soit », dit-il. Martin Véronneau ajoute que, dans la plupart des cas, les artistes pourront récupérer leurs bandes maîtresses après cinq ans. Ce dernier a fondé cette année Maison Kanda avec l’auteur-compositeur-interprète Corneille et l’homme d’affaires et réalisateur Daniel Cinelli.
Sébastien Charest, spécialiste en droits d’auteur, ajoute de son côté que les contrats de disques prévoient habituellement la période où l’artiste ne peut réenregistrer son matériel. « Les subventionneurs comme Musicaction n’ont pas l’habitude de financer des albums de reprises, outre des disques « live ». Et réenregistrer des titres déjà parus, c’est considéré comme une reprise, que ce soit ses propres titres ou ceux d’un autre. Je ne dis pas qu’elle ne financera pas un artiste qui a ce projet, mais je souligne seulement que dans la liste des projets financés, la présence d’albums d’œuvres originales est beaucoup plus importante », mentionne-t-il.
Réenregistrer ses propres œuvres afin d’en récupérer les droits sur la bande maîtresse peut donc s’avérer une option coûteuse et dont le financement risque de provenir exclusivement de vos fonds personnels ou de ceux de votre entourage. C’est un pari risqué! Au moment d’écrire ces lignes, la SOPROQ n’a pas souhaité répondre à nos questions. La morale de cette histoire? Lire ses contrats et comprendre la valeur des droits d’auteur qu’il accepte de céder à un tiers dans ceux-ci doit être l’une des priorités d’un artiste.