Refaire le portrait à la politique

Face à face avec Heidi Hollinger

Un entretien avec Michaël Grégoire

Le Carnet vient de naître et je prends plaisir à expliquer à mes interlocuteurs ce que je souhaite voir se dessiner : l’arrière scène du show-business. Je veux que l’on me raconte les coulisses de grands événements, le point de vue de mon interlocuteur sur les phares de leur carrière qui semblent souvent être nés par accident et qui, au final, marqueront leur parcours professionnel et personnel. Ma rencontre avec Heidi Hollinger est à l’image de ce Carnet : raconter ce qui ne peut exister qu’en un instant précis, un clignement d’œil, un moment où l’artiste a définitivement l’impression d’être à la bonne place et au bon moment. Le temps de quelques clichés qui ont, dans son cas, marqué l’histoire. 

De l’autre côté de mon écran débute ma rencontre avec une photographe et portraitiste dont les photos ont été publiées dans The New York Times Magazine, Newsweek, Time, Le Monde, Stern, Maclean’s, The Globe and Mail et le grand quotidien russe Pravda, pour ne nommer que ceux-là. Elle me rejoint de Montréal où elle vient de terminer une session de photos. “Excuse-moi, je n’ai que 20 minutes devant moi. On peut commencer maintenant et continuer notre rencontre plus tard, si tu veux”, me dit-elle. D’une immense générosité, la rencontre aura finalement duré plus d’une heure et quinze minutes. Son parcours me fascine. Plus elle évoque le début de son parcours professionnel, plus de nouvelles questions s’empilent dans ma tête. J’ai envie de tout savoir, elle y répond avec la plus grande ouverture. “J’ai toujours eu ce fort intérêt pour la photographie et les sciences politiques en général. À 12 ans, mes parents m’ont offert un premier Canon AE1. Pour tout te dire, lorsque je faisais mes études à l’Université McGill en langues modernes, je croyais que je deviendrais diplomate! Je me suis toujours intéressée aux conflits sociaux, politiques et à ce que nous pouvons faire pour participer à la discussion”, me dit-elle, d’entrée de jeu. Nous sommes en 1987 lorsqu’elle fait la rencontre de Billy Bragg, un auteur-compositeur-interprète et militant anglais qui vient offrir un concert à Montréal. Elle couvre l’événement pour le McGill Daily, et ce fut le début de quelque chose : un coup de foudre amoureux et une passion grandissante pour la politique internationale. Ils vivront une relation à distance pendant trois ans, mais son engagement politique continuera de grandir. Elle se liera d’amitié avec un étudiant chilien qui lui parlera de Pinochet et des grands mouvements mondiaux. “À l’université, je couvrais aussi des manifestations au centre-ville qui comprenaient une quinzaine de personnes, mais à Moscou, j’étais tellement surprise de voir des dizaines de milliers de personnes marcher dans la rue”, me lance-t-elle. “J’adorais parler russe, j’étais en amour avec cette langue. J’apprenais le russe et l’espagnol à l’université et j’ai eu l’occasion, grâce à mon oncle finlandais de vivre un rêve : mettre les pieds en URSS pour la première fois de ma vie en 1989. Il nous avait trouvé un voyage à rabais dans une période où il était pratiquement impossible de voyager sur ce territoire”, dit-elle. Accompagnée de Lucy, son amie, Heidi débarque dans le pays le plus peuplé de la planète et y voit l’occasion parfaite de pratiquer la langue. “Je me souviens qu’on voulait parler à tout le monde! Mon oncle nous a ensuite trouvé un séjour de deux semaines à Sotchi”, où elle cumule les rencontres et crée des liens personnels.

Hollinger a travaillé à l’ambassade du Canada à Moscou où elle délivre des visas. Elle sera plus tard enseignante d’anglais à l’Université de Moscou. On lui a même proposé un poste de guide touristique en quatre langues aux Nations Unies, à New York, alors qu’elle avait entrepris une maîtrise en sciences politiques à l’Université de Moscou. Elle se souvient encore de ses camarades de classe logés dans un immense dortoir. “On appelait cet endroit Les dents de Staline, tellement l’édifice était pointu, si haut et imposant”, se remémore-t-elle. N’empêche qu’elle était loin de délaisser ses racines, elle qui arrivait toujours à accumuler les fonds nécessaires pour revenir au pays une ou deux fois par an. A-t-elle eu des inspirations en carrière, comme artiste, photographe, journaliste? “Irving Penn, Man Ray, Yousuf Karsh, Margaret Bourke-White, Diane Arbus, Dorothea Lange, Walker Evans, Garry Winogrand, et Cindy Sherman, sans hésiter”, mentionne Hollinger.

Le livre « Monsieur Poutine, vous permettez? » est publié en 2008 au Québec. Heidi Hollinger s’est souvent approchée du pouvoir, motivée par une grande curiosité et une volonté de photographier « le vrai » de ceux qui peuvent sembler si loin du peuple. Elle m’en parle avec un petit sourire aux lèvres et les yeux pétillants, tout en remettant son prochain meeting à plus tard. Elle a pu photographier de nombreuses personnalités politiques. On pense à Vladimir Poutine, qui occupait à l’époque le siège de premier ministre, à Boris Eltsine, à Mikhaïl Gorbatchev, alors exclu du pouvoir en 1991, et à Fidel Castro lors d’une rare présence d’un chef d’État canadien à Cuba, Jean Chrétien. Je lui demande si elle se considère comme une photographe militante. “C’est drôle que tu me poses cette question, car je me la suis souvent posée, mais cela n’a jamais été mon objectif. J’ai vécu un moment pivot le jour où je me suis retrouvée au milieu d’une manifestation de l’opposition politique pour le retour de l’URSS et réunissant plus de 60 000 personnes. J’étais loin de ma couverture journalistique des manifestations universitaires montréalaises!”, lance-t-elle. C’est ce qu’elle décrit comme ce qui aura changé sa vie : elle voudra à tout prix devenir photojournaliste et suivra les grands mouvements sociaux en Europe de l’Est. Au cours de sa carrière, elle photographiera plus de 140 hommes politiques en Russie. En 1994, elle organise sa première exposition sur l’opposition russe et la qualité de son travail sera rapidement saluée. Heidi Hollinger sera la première femme étrangère (qui n’est pas originaire de la Russie) à travailler pour le réputé quotidien communiste Pravda. “Je crois que j’ai donné une vitrine aux Russes, une occasion de voir les chefs d’État sous un angle tout à fait nouveau. Avant cela, les Russes n’avaient accès qu’à des photos officielles”, dit-elle. Elle deviendra photojournaliste du Moscow Times en 1992 et se considérera officiellement portraitiste en 1996.

Les clichés de Heidi Hollinger ont fait le tour du monde. “Je pense que ma meilleure photo restera celle que j’ai prise en 1994 de Gennady Zyuganov qui fut le Secrétaire du Parti communiste de Russie. La photo a fait la page couverture du New York Times Magazine et là, j’ai compris que je venais d’accomplir quelque chose de très grand. Un seul instant, un petit “clic” qui venait de changer le cours de ma carrière. Déjà lors de ma première exposition, je savais que j’avais quelque chose de différent, raconte Hollinger. “À l’époque, tu devais attendre plusieurs jours avant de faire développer ta photo pour qu’elle se dévoile! Mais quand tu sais que tu tiens une bonne photo, tu le sais, tu le ressens, ça devient une évidence. Je suis devenue obsédée par ça, capter le moment parfait pour dévoiler les chefs d’État”. On peut s’imaginer le sentiment intense de s’approcher du pouvoir et vouloir y capter cet « instant de vérité », mais a-t-elle déjà eu peur pour sa propre sécurité? “Jamais”, me dit-elle. Elle me parle notamment de ce “moment de vérité” qui arrive rarement lors d’une séance photo où on a la conviction profonde d’avoir LA bonne prise. Cela dit, loin d’elle l’idée d’idéaliser ces hommes politiques.

Gorbatchev… en patins

En 1994, on lui donne l’opportunité, par le réseau de contacts d’un ami, de photographier Gorbatchev. Ce dernier accepte de la rencontrer à son bureau que l’on appelle La Maison Blanche. “J’apprends qu’il accepte finalement de me rencontrer, après plusieurs années à faire la demande à son équipe de pouvoir le photographier. Je voulais vraiment le photographier, car il était le plus connu dans l’Ouest. On me téléphone en m’indiquant que j’ai 10 minutes pour me rendre chez lui. Je pars en patins à roues alignées, mes Rollerblade, comme à l’habitude. J’étais tellement excitée. J’arrive sur le pas de sa porte, il est là et je “roule” dans ses bras! Ils se croiseront à quelques reprises dans d’autres événements et, chaque fois, il lui demandera “Oh, mais tu n’as pas apporté tes patins?”

Fidel Castro, maintenant ou jamais

C’est en 1995 que la photographe prend ce cliché de Castro qui fera le tour du monde, lors d’une manifestation où ce dernier dénonce l’embargo américain sur Cuba. Hollinger y reviendra en 1998 lorsqu’elle apprend que Jean Chrétien, alors premier ministre canadien, rendra visite au dirigeant cubain. C’est une première visite pour le Canada depuis Pierre Elliott Trudeau 20 ans auparavant. Elle y voit là une chance inouïe de se rendre à la Havane et de faire signer la fameuse photo de 1995. “J’ai pu obtenir mon accréditation par le Gouvernement du Canada, grâce à mon travail de photographe à Moscou auprès d’eux, et par l’agence de presse cubaine, car je souhaitais suivre le voyage de Jean Chrétien. Lors d’une conférence de presse, à la fin du voyage, nous en étions à la fin des allocutions des dirigeants et j’avais ma photo dans les mains. Je savais que si je n’agissais pas tout de suite, j’allais le regretter toute ma vie. Les dirigeants s’en allaient vers la sortie et je ressentais un serrement au ventre, une véritable sensation que je passerais à côté de quelque chose si je ne saisissais pas cette opportunité, alors j’ai crié…  j’ai crié pour attirer l’attention du premier ministre canadien”, mentionne-t-elle en riant. “Je veux faire signer ma photo par Monsieur Castro!”, alors que Chrétien se retourne et tape sur l’épaule de son homologue pour l’attirer vers Heidi.  Il s’est approché, tout sourire. Il voulait conserver la photo pour ses archives personnelles, mais la photographe insiste pour la garder et obtenir sa signature. Castro s’exécute et de nombreux photographes du monde entier immortalisent la scène. “Après cet événement, j’ai téléphoné à mon père pour lui raconter que Fidel Castro venait de signer ma photo. J’étais tellement excitée, c’était un très grand pas pour moi. Il m’a répondu qu’il le savait déjà puisqu’on me voyait dans tous les journaux! « Tu es partout avec Fidel et on voit Jean Chrétien au loin dans la photo»”, lance-t-elle. 

Poutine, sous haute surveillance

Rencontrer Vladimir Poutine fut un autre moment de sa carrière qu’elle n’oubliera jamais. Nous sommes en 1999. Avec les années, Hollinger avait développé de très bons liens avec le secrétaire de presse de celui qui deviendra, à l’époque, premier ministre. Hollinger le connaissait parce qu’elle avait photographié les 6 autres premiers ministres et, durant toute cette période, il est resté en poste. Elle se souvient de toutes les tasses de thé qu’elle a bues en compagnie du secrétaire de presse afin de le convaincre de lui faire confiance pour une seule photo. C’était, elle le savait, un moment important de sa carrière. Elle est chez le coiffeur et reçoit un appel de son collègue. “Tu veux photographier Poutine? J’ai une possibilité pour toi. Rends-toi au bureau officiel du premier ministre et entre dans la voiture noire garée devant. Tu la reconnaîtras, elle a un gyrophare bleu sur le capot”. La photographe quitte l’endroit où elle se trouve à toute vitesse et dévale les rues de Moscou. Elle pénètre dans la voiture qui la mène à 30 minutes de route de là, près d’un stade où Poutine assistait à un match de judo. Le secrétaire de presse indique à la journaliste d’installer son matériel dans un grand gymnase et que, peut-être, Poutine se présenterait. Le match s’est terminé et l’homme d’État n’est pas venu. Alors qu’elle rangeait son matériel puisqu’elle était résignée à ce qu’il ne vienne jamais, les grandes portes du gymnase se sont ouvertes et Poutine fit son entrée, suivi d’une vingtaine de gardes du corps. “Je lui demande comment il va, j’étais tellement nerveuse et fébrile en même temps, même si j’étais en parfait contrôle de mes moyens. Il s’approche de moi et me chuchote “excellent” à l’oreille. Je ne me suis jamais sentie autant sous pression qu’à ce moment où il me regardait dans les yeux, mais j’aimais cette adrénaline. Il a pris mon appareil photo et les gardes du corps se sont approchés, pensant que l’appareil pouvait être piégé. Poutine m’a posé plein de questions sur l’objet et je lui ai demandé s’il voulait, lui, me photographier. Il a tout de suite accepté”, se souvient-elle. Il l’invite à prendre une photo de lui, mais elle n’avait pas plus de 5 minutes. Elle n’aurait pas deux chances. “Et clic, je savais que je l’avais eue. Il a tourné les talons et il est parti, tout simplement. J’ai utilisé la photo qu’il a prise de moi comme quatrième de couverture de mon livre “The Russians Emerge”. De son côté, il a utilisé l’une de mes photos sur la couverture de son premier livre”, dit-elle.

Je ne pouvais éviter le sujet de la guerre en Ukraine afin d’obtenir sa perspective de photojournaliste et d’artiste ayant vécu de nombreuses années en Russie pour exercer son métier. Son visage s’assombrit, la guerre en Ukraine la touche profondément et les mots viennent difficilement pour décrire l’horreur. “Je suis bouleversée et contre cette guerre”, mentionne-t-elle. Il est tout à fait possible de m’imaginer que ses souvenirs de Russie qu’elle me décrit depuis la dernière heure sont maintenant ternis par l’invasion qui changera à jamais la face de l’Europe de l’Est. 

Attendre le bon moment

Je ne pouvais terminer cet entretien sans aborder le sujet de ce qui fait, à ses yeux, une bonne photo. Vous savez, ce moment où l’on sait sans l’ombre d’un doute que l’on vient de prendre un cliché qui fera désormais partie de l’histoire. Celle qui est l’auteure de plusieurs ouvrages et qui partage désormais son temps entre Montréal et sa maison familiale à Cuba est sans équivoque. “Il faut attendre le moment où le sujet de notre photo se révèle. C’est un tout petit instant, un moment décisif, comme le dit Henri Cartier Breton, et très éphémère où j’ai le sentiment que je viens de prendre la photo qui va proposer un point de vue complètement nouveau ou qui était jusque-là encore caché. Parfois, il faut aussi savoir “créer” ce moment afin de permettre au sujet de se dévoiler dans toute son authenticité. Souvent, on discute et j’attends l’instant où l’âme se révèle”, dit-elle. C’est ce moment de vérité qui l’intéresse tout particulièrement, quand les barrières tombent entre la photographe et son sujet. J’ajouterais qu’elle a tout de même su créer sa chance, en sautant d’un avion à un train pour se rendre au beau milieu d’événements qui ont marqué le monde politique moderne. Je garderai cela en note, précieusement dans un cahier : il faut parfois faire sa propre chance pour avancer.

L’entrevue se termine et elle me fait signe d’attendre. Elle m’indique d’ailleurs avec beaucoup de fierté que son fils, œuvrant sous le nom d’artiste Rondo Banks, a commencé à faire de la photographie avec son tout premier appareil… le Canon AE1 de son enfance. “J’ai réfléchi à cela, pour ta question sur ce qui m’inspire. Va lire sur Irving Penn. Lui, il m’inspire!”, lance-t-elle. Il y a de ces photographes qui, sans le savoir, nous offrent une véritable fenêtre sur tout un pan de notre histoire. Heidi Hollinger s’ajoute assurément à cette liste.

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