Le terrain de jeu de Connor Seidel

En entrevue avec Michaël Grégoire
Connor Seidel

Ça faisait longtemps que je m’intéressais à son travail et que son univers me fascinait. Toutefois, il est toujours demeuré plutôt mystérieux, loin des caméras, mais près de plusieurs grands noms de la musique d’ici et d’ailleurs. Réalisateur, producteur et multi-instrumentiste, on le reconnaît pour ses collaborations avec Charlotte Cardin sur l’album Phoenix (récompensé aux Juno pour l’album pop de l’année), Half Moon Run, Bobby Bazini, Matt Holubowski, Les Sœurs Boulay, Soran, Elliot Maginot et une foule d’autres artistes canadiens et internationaux. Il dévoilait en 2022 l’album 1969 sur lequel sont réunis les Ariane Moffatt, Half Moon Run, Louis-Jean Cormier, Safia Nolin, Claudia Bouvette et Jason Bajada, pour ne nommer que ceux-là. Il se nomme Connor Seidel, il a 29 ans et il inspire autant qu’il impressionne. Rencontre avec celui pour qui la musique est d’abord une affaire de connexions humaines

En 2014, il réalise dans son sous-sol le premier album de Matt Holowbuski. Il avait 20 ans. Savait-il ce qu’il voulait faire de sa vie? « C’est difficile pour moi de répondre clairement à cette question parce que j’ai l’impression que l’énergie de faire des projets créatifs – notamment dans la musique – a toujours fait partie de moi. Mon grand frère s’est lancé dans la musique avant moi et j’ai en quelque sorte l’impression d’avoir suivi ses traces. Il y a définitivement une tonne de choses qui me fascinent et qui peuvent attirer mon attention : je suis fasciné par Montréal, son architecture et tout ce qu’elle dégage! Est-ce plus clair maintenant? Pas vraiment, je ne sais pas! Parfois, je me dis que je devrais peut-être aller étudier en architecture », lance-t-il, tout bonnement.

Au fil de notre discussion, je comprends que les collaborations qui se sont multipliées autour de lui n’ont pas nécessairement été le fruit du hasard, mais plutôt le résultat d’une rencontre humaine forte entre plusieurs artistes et lui. « Je pense que toutes les expériences artistiques que j’ai vécues sont arrivées si facilement et simplement. Tout part de rencontres où tu dois te questionner si elles valent la peine que tu leur consacres du temps et de l’énergie. Si c’est le cas, j’ai envie de m’y investir pour les cinquante prochaines années! Je ne suis vraiment pas le genre de gars qui attend impatiemment de trouver « le » bon son de guitare tout seul dans son studio… je vis d’abord pour les rencontres que je fais dans ce milieu », dit-il. On comprend mieux l’idée derrière le méga-projet 1969 qu’il a mené à bout de bras et dont la liste de collaborateurs fait de ce disque un bijou assez unique. « C’est la même chose sur 1969, plusieurs amis qui se réunissent sur un même album. C’est tout. J’ai l’impression que c’est ça la clef », dit Seidel. Et ça s’entend. Mais parlons-en de ce disque qui a fait beaucoup jaser en 2022. Les artistes ne collaboraient pas entre eux, ce n’est pas un album de duos. Dans 1969, c’était plutôt le réalisateur qui faisait le pont entre chacun d’eux. « J’essaie toujours de me cacher derrière les artistes avec lesquels je travaille, c’est ma nature. Dans ce projet, c’était ce qui m’effrayait beaucoup, j’étais mis à l’avant et je devais connecter chaque œuvre dans la structure globale du projet. C’était tout un processus, mais encore ici, j’ai eu énormément de plaisir à le réaliser », mentionne celui qui a choisi le Treehouse Studio, à Ste-Adèle, comme deuxième maison pour y réaliser l’essentiel de ses projets.

Avant même d’atteindre ses 30 ans, la liste d’artistes pour qui Connor Seidel a offert des chansons ne cesse de s’allonger. Quelles sont ses influences? « Je pourrais nommer tellement de réalisateurs qui m’ont inspiré, à un moment ou à un autre de mon parcours, et qui continuent à m’amener ailleurs. Je tente chaque fois de comprendre leur énergie et ce qui les motive pour ensuite reproduire cette synergie dans mon studio, avec les artistes pour qui je crée », dit-il simplement. Justement, comment fait-on pour se rapprocher humainement d’artistes qui ont déjà connu un rayonnement à l’ADISQ, aux JUNO, aux quatre coins du monde et qui possèdent leur propre signature? Est-ce que la confiance qui doit se créer est plus difficile à obtenir? « Ta question est intéressante puisqu’elle m’amène au cœur de ce qui me passionne le plus de mon métier. Ma relation avec Half Moon Run est nettement différente de celle que j’entretiens avec Charlotte Cardin. C’est la même chose lorsqu’on parle de la façon dont nous créons de la musique ensemble. Avec Charlotte, je peux te parler de son équipe exceptionnelle, de ses gérants, de ses autres réalisateurs. Avec Half Moon Run, c’est l’histoire de trois gars et moi dans un studio et c’est tout. Je pense sincèrement que la confiance se gagne par de toutes petites étapes, au fil du temps. Par exemple, avec Matt (Holubowski) en 2014, il revenait de 18 mois en Asie et je l’ai rencontré dans un bar où il jouait à Montréal. Je lui ai donné ma carte d’affaires avec l’adresse de mon studio… le sous-sol de mes parents! Quand nous nous sommes rencontrés, on n’avait rien à perdre : deux gars et de la musique folk. C’est comme ça où tout a commencé. Ensuite, un artiste t’approche parce qu’il a aimé ce que tu as fait par le passé sur un album et ça part de là. Avec Les Sœurs Boulay, je travaillais déjà avec Elliott Maginot qui était leur colocataire. Il a fait entendre sa dernière chanson qu’on venait de réaliser en studio et elles ont aimé! », dit-il. Il me mentionne également que ce que les gens ne voient pas nécessairement sont les centaines de rencontres artistiques au cours desquelles les essais n’ont pas porté fruit ou mené vers une collaboration professionnelle. « Avec Half Moon Run, notre relation a littéralement commencé par un courriel que je leur ai envoyé concernant le projet 1969. Ils ont répondu « Hey, let’s give it a shot »! Aussi simple que ça. Ça m’est arrivé souvent de ne pas sentir cette confiance mutuelle. C’est comme ça que ça se termine et c’est bien, il ne faut pas trop chercher à comprendre ».

Et la création, dans tout ça? Allez savoir pourquoi, j’imagine Connor Seidel assis sur le plancher de son salon en train de feuilleter les vinyles qui seront le point de départ de l’artiste avec qui il s’apprête à travailler. Est-ce qu’il a une recette? « Mais c’est tellement différent d’une rencontre à une autre! Par exemple, Bobby Bazini, ça s’est fait lorsque son gérant a contacté ma gérante pour prévoir un premier rendez-vous. On ne se connaissait pas du tout, mais on a vite réalisé qu’on ne partait pas de si loin. On sort la guitare, on joue quelques trucs et on comprend vite la direction que l’on souhaite donner à notre collaboration. L’intention n’est pas obligée d’être claire. J’aime faire les choses calmement, avec une guitare et un café. Un artiste peut débarquer chez moi avec plusieurs démos enregistrées, on s’assoit et on écoute. Mais ça dépend! Je ne sais même pas ce que je vais faire demain, il n’y a certainement pas de recette établie pour moi », lance-t-il. En discutant avec lui, je constate que le fait de ne se mettre aucune barrière est une forme de défi personnel. Il ne sait jamais de quelle façon un projet débutera et s’il arrivera réellement à bon port. « Je pense que l’artiste doit sentir qu’il reste en contrôle de son projet. Je ne suis pas là pour lui dire quoi faire ou à quel endroit il devrait aller. Si le processus n’est pas une conversation, ça ne fonctionnera pas. Je ne suis pas la source du projet d’un artiste et je ne suis pas la raison pour laquelle il connecte avec son public. Mon rôle est de traduire tout ce qu’il est et veut faire à travers l’album qui est le sien, mais aussi de savoir me retirer lorsque le moment est venu », dit-il.

La créativité « encadrée »

Alors en promotion de l’album 1969, Connor Seidel a mentionné aux médias que ce disque représente le moment où il a senti qu’il était le plus près d’avoir son projet « à lui », mais qu’il était tout de même réconfortant de se cacher derrière le collectif. C’était aussi la première fois qu’il n’avait aucun encadrement sur un processus créatif : il devait tout faire lui-même, de la recherche de collaboration à la réalisation, en passant par la mise en marché, la promotion, les efforts de financement, etc. À noter toutefois que la mise en marché fut appuyée par l’agence Hôtel Particulier et que le projet fut distribué par LHL Music / The Orchard.  « J’aime la créativité encadrée, c’est vrai! Lorsqu’on débute un processus de création avec des artistes, on ne sait pas toujours où l’on s’en va, mais on connaît les grandes lignes du concept : on veut un album complet, dans les sonorités 60’s, en français, pour le début de l’année prochaine, etc. Ce sont des balises qui m’aident à mieux cadrer ce que nous avons à accomplir. Dans le cadre présent, on n’avait rien de tout ça! Les artistes étaient là, oui, mais j’étais seul sur mon bateau ». Le réalisateur me confie que le projet, initialement, n’avait pas été réfléchi comme un produit « commercial », mais plutôt dans le but de réunir ses amis autour d’un disque qu’il avait en tête depuis longtemps. À l’image de l’artiste qu’il est, finalement. L’album 1969 a d’ailleurs été largement salué par la critique, au Québec et ailleurs.

Dans une entrevue accordée à la SOCAN, Connor Seidel mentionne que 1969 était un beau projet dans le cadre du budget qu’il avait. Est-ce que l’artiste s’ennuie des productions à grands budgets? Cette ère est-elle révolue? « Pour 1969, on a réuni 12 artistes, ce qui veut dire, 12 mini-projets, 12 contrats… C’est naturellement devenu une grande production. Est-ce que je le ferais à nouveau? Absolument pas! Pour 20 % de créativité, j’ai tout de même eu droit à 80 % de complications administratives! Ce n’était pas évident », souligne-t-il.

Travailler pour soi-même

Dans la réflexion entourant l’opus 1969, l’idée de fonder son propre label devenait de plus en plus claire pour Seidel. Il refusait d’approcher une maison de disques qui avait déjà des liens étroits avec certains artistes, préférant s’entourer des auteurs-compositeurs avec qui il avait vraiment envie de travailler. Dans ce cadre, son indépendance à titre de producteur était évidente. « J’avais aussi envie de comprendre comment fonctionne chacune des étapes d’un processus de création d’album, de sa réflexion artistique jusqu’à sa commercialisation. Le 1er janvier en matinée, tous les artistes sur le projet recevaient un contrat que j’avais spécifiquement préparé pour eux… et je n’avais pas une équipe de 14 personnes autour de moi! Au cours du processus, j’ai fait beaucoup d’erreurs, mais ça faisait aussi partie de la culture du projet. Ça m’a aussi permis de comprendre quelles sont les tâches que j’aimerais déléguer, si un disque de cette envergure était à refaire », dit-il, convaincu qu’une indépendance artistique et professionnelle est parfois nécessaire pour aller au bout des projets que l’on a en tête.

Le regard des autres

Il a 29 ans, il est connecté sur les médias sociaux et comprend tout à fait la dynamique des médias d’aujourd’hui. Comment vit-il avec la critique? « Il y a une chose qui compte réellement pour moi et c’est le sentiment qu’a l’artiste envers son disque. Le reste, ça m’atteint très peu. Je pense surtout à de très belles expériences avec des journalistes comme Marissa Groguhé de La Presse avec qui je me suis même lié d’amitié et plein de professionnels des médias qui approchent nos projets avec un respect immense. Après cela, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de prendre le temps de s’attarder à la critique », lance Seidel, qui demeure tout de même très discret dans la sphère publique.

Un espace de création unique

Le Treehouse Studio est l’endroit de création auquel Connor Seidel a choisi de s’associer en 2019. Il partage cette entreprise avec l’auteur-compositeur, réalisateur et arrangeur David Laflèche qu’il qualifie de libre, ouvert d’esprit et extrêmement talentueux. David Laflèche a ouvert ce studio plusieurs années avant l’arrivée de Seidel. Il a permis à son jeune protégé de se faire une place dans le studio et, plus tard, les deux artistes se sont associés.. « Pour évoluer dans un endroit comme le Treehouse, dans les Laurentides, c’est une chance incroyable. Je suis à 7 minutes de chez Bobby Bazini, nous sommes en pleine nature, il y a des fenêtres partout et une immense luminosité. Créer au Treehouse, c’est magique! Je n’ai aucun problème à sortir du studio pour enregistrer d’autres instruments ailleurs, j’adore voyager. Cela dit, avoir un point de repère artistique quelque part me semble essentiel ». Le réalisateur me parle de son plaisir à se retrouver dans une ville, louer un Airbnb et créer… en autant que les restos ne se trouvent pas trop loin! « Je ne suis pas un gars qui a besoin de beaucoup de matériel de studio autour de lui. Un micro, un laptop et on peut faire des miracles. Je veux que le son soit le plus authentique possible », dit-il. Ces imperfections s’entendent sur les albums qu’il produit. Il me raconte cette journée où Louis-Jean Cormier est venu enregistrer au Treehouse et s’assoit dehors pour enregistrer. « Oh, tu veux aller enregistrer dehors? Ok, cool! Ce serait nice d’aller enregistrer sur le balcon, juste à côté du BBQ! », lance-t-il. On entend littéralement une petite mouche voler sur la chanson! À quoi ça sert de faire une chanson si on ne tente pas de capter l’environnement dans lequel l’enregistrement a été fait? À méditer…

La place du réalisateur

Le sujet revient sur la table régulièrement dans l’industrie au Québec. Les avis sont particulièrement partagés. Cela dit, la question semble déjà réglée sur le marché américain et ailleurs : le réalisateur devrait-il toucher une part de la bande maîtresse? C’est la première fois où Connor Seidel s’exprime sur le sujet. Il me remercie d’entrée de jeu d’aborder ce thème puisqu’il en a long à dire. « C’est un sujet important et, sincèrement, je pourrais t’en parler pendant 5 heures! J’ai travaillé un peu partout dans le monde et dans le reste du Canada et j’ai eu la chance de collaborer avec de multiples labels, des grandes maisons de disques jusqu’aux plus petites. La réalité hors Québec est que certains standards existent. Un pourcentage de la bande maîtresse est naturellement attribué au réalisateur. Ailleurs dans le monde, notamment aux États-Unis, un léger pourcentage est même destiné au professionnel derrière le « mix » des chansons. La situation est clairement différente au Québec. La culture derrière la répartition des droits voisins serait absolument à revoir », dit-il. Est-ce que cela va changer? Est-ce que des discussions sont en cours avec l’ADISQ? « Ce que je peux te dire est que si les réalisateurs ne se lèvent pas pour aborder le sujet, cela ne changera jamais. On a peur de parler puisqu’on a peur de perdre de la business si on se lève ». Seidel fait le parallèle avec ce qui bouillonne dans la communauté du hip-hop au Québec : il a vu des contrats de disque sur lesquels les réalisateurs, les arrangeurs, les producteurs, les auteurs-compositeurs, les interprètes et l’ensemble des contributeurs artistiques au projet sont tous payés à leur juste valeur, comme cela se fait au sein d’autres marchés. « L’idée n’est pas de demander aux producteurs de payer davantage, mais de respecter l’apport du réalisateur sur un projet artistique. C’est aussi une question d’éducation, une tonne d’artistes ne sont pas au courant de ce à quoi ils pourraient avoir droit », dit Seidel qui additionne maintenant les résidences créatives sur des marchés asiatiques. « Peut-être que je perds des opportunités sur le territoire québécois parce que je tiens à être respecté pour le travail que je fais, mais je l’accepte », mentionne-t-il.

Ce qui l’inspire

Dès que j’aborde le sujet des professionnels qui l’inspirent, Connor Seidel s’illumine. « Félix Petit, ce gars est tellement talentueux! J’adore notamment ce qu’il a fait pour Les Louanges et Hubert Lenoir. Il a cette sensibilité artistique qui me fascine. Il aborde les projets avec une certaine attitude « punk » et j’adore ça. Philippe Brault et Albin de la Simon sont deux autres réalisateurs que j’admire, je pourrais aussi t’en parler pendant des heures! », dit-il.

Ce que je retiens le plus de cet entretien avec Connor Seidel, c’est l’idée que ce que l’on croit parfois difficile à atteindre se trouve à portée de main ou juste sous nos yeux. En terminant l’entrevue, le réalisateur se remémore ce courriel qu’il avait fait parvenir à un grand studio d’enregistrement américain dans lequel il souhaite faire un stage. « Ils ont naïvement répond oui! », lance-t-il en riant. Un seul courriel l’a finalement mené en studio avec My Chemical Romance, par le plus pur des hasards. « Let’s go, envoie des courriels et fais-le! J’ai rejoint l’un de mes groupes favoris, Half Moon Run, simplement par un courriel. Go! » Pour Connor Seidel, le monde entier est un grand terrain de jeu. 

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